Prière pour un mastering de -5 db à l’échelle planétaire

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Prenez un morceau plutôt acoustique et apaisé, d’un disque encore récent ; mettons « Faust arp » sur le In Rainbows de Radiohead. Puis enchaînez-le avec un album noisy-rock du début des 90’s _disons Nervermind par exemple, mais sans toucher au volume… Au lieu d’une déflagration sonique attendue, vous devrez presque tendre l’oreille pour reconnaître l’intro guitare de Smells like teen spirit, avant l’explosion rythmique. Ou comment faire passer le mur du son Nirvanesque (période Butch Vig) pour une gentille production sous-vitaminée…

C’est un des aspects du travail de mastering en musique, qui détermine le niveau sonore final (autrement baptisé « puissance moyenne RMS« ) d’un enregistrement, avant pressage ou gravure. Et il a augmenté de manière spectaculaire depuis les 80’s jusqu’à aujourd’hui, des premiers CD’s  mis sur le marché jusqu’aux productions présentes. Le phénomène est déjà bien connu, ainsi beaucoup de techniciens audio s’alarment des dérives de ce crédo « toujours plus fort » qui prédomine dans l’industrie musicale, la sphère audiovisuelle. Ils pointent la dénaturation excessive engendrée par une trop grande compression du son, et l’usure auditive occasionnée par celle-ci. En effet, à mesure que la dynamique _écart entre les passages les plus faibles et les plus forts d’un morceau_ se réduit dans les musiques actuelles, elle engendre également une fatigue accrue de l’oreille humaine, souvent imperceptible aux premiers abords, mais bien réelle à terme.

Je n’écris pas ce post avec une quelconque démarche de « prévention auditive » à l’esprit : si les gens veulent flinguer leur tympans à coups de iPods réglés au maximum, ou en se délectant du concert de groupes tels que Mogwaï / My bloody Valentine sans bouchons, ça reste leur problème, leur liberté individuelle. Ce qui m’interpelle surtout, c’est plutôt dans quel contexte socio-technologique cette élévation progressive du niveau sonore musical s’inscrit, ce qu’elle révèle sur l’inconscient de nos sociétés développées, et les enjeux stratégiques masqués derrière cette bataille de décibels.

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En pleine période de guerre froide, c’était alors la course à qui produirait le maximum de têtes nucléaires, déjà une métaphore assez puérile du jeu de « celui qui pisse le plus loin« . Aujourd’hui on fabrique toujours des missiles, mais on « pisse » également des décibels à tout berzingue : guerre froide entre stations radio FM, entre chaines de télévisions, entre publicitaires (la joie de baisser le son à chaque coupure de pub pour éviter l’infarctus…). Entretemps, l’équipement électro-ménager aura aussi mis à mal nos fragiles esgourdes, à coups de lave-vaiselle, micro-ondes, de bourdonnements d’appareils seulement mis en veille, ou de PC aussi bruyants qu’un aspirateur, allumés toute la journée.

Dehors, ce n’est guère mieux. Il serait d’ailleurs intéressant de pouvoir comparer des mesures de pollution sonore en milieu urbain, du début du 20ème siècle à celles d’aujourd’hui. Disons à Paris, au hasard… Le meilleur moyen de réaliser comme on dresse nos oreilles à un bruit de fond permanent, reste évidemment une bonne immersion à la campagne, la nuit de préférence.  Dans la réalité du silence naturel, on s’entend même respirer ; on discerne le froissement des vêtements à chaque geste, on écouterait presque un coeur battre…

Sauf qu’un sifflement étrange émerge soudainement, et ne passe plus : celui que subissent presque tous les habitants en zone urbaine, à un degré différent : l’acouphène du monde moderne « civilisé », une note continue dont la perception trop accrue peut rendre littéralement fou. Elle est probablement la cause de plusieurs troubles nerveux, de diverses formes angoisses et autres tendances dépressives. Mais ça n’empêchera ni NRJ, ni TF1, de « booster » régulièrement la pause publicitaire ou le jingle de reconnaissance.

Ca n’empêche pas davantage une majorité des acteurs du milieu musical de vouloir encore produire plus de décibels qu’avant, comme s’il était impossible de monter simplement d’un cran le volume sur son appareil CD. Au contraire, nombre des exemples pré-cités justifie hélas en partie cette tendance à masteriser plus fort. Car désormais, on écoute rarement ses disques sur une bonne vieille chaine de salon ; mais par-dessus le ronron incessant d’un ordinateur, sur des enceintes souvent médiocres, en format mp3’s à la qualité aléatoire.

C’est aussi une bataille entre pages Myspace, comme pour le zapping d’une station FM à une autre : envoyer plus de son que le voisin. Il y a des formats, des impératifs, pour espérer accrocher l’oreille d’un programmateur, d’un directeur artistique. Alors on sacrifie encore davantage la dynamique des morceaux ; tant pis pour le passage calme après le 2ème refrain, ou l’intro crescendo des violons : « il faut que ça crache, coco ! »

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Et il n’y a pas seulement les musiciens qui veulent se faire entendre. Au fond, ce n’est qu’un reflet patent de notre état d’esprit de grands anxieux post-modernes. 6 milliards d’habitants, ça en fait un sacré boucan : qui m’écoutera chuchoter, quand tous les autres se parent d’un mégaphone ? Hausser le ton afin de se donner du courage, de la prestance, ou juste par un vieux réflexe de survie : 6 milliards de nourrissons qui braillent, de peur que maman oublie l’heure de la tétée… Bienvenu dans un futur monde de sourds et d’hystériques, où il restera seulement les films pour y voir 2 personnes parler à voix basse dans un café, un cinéma… En vrai, il faut hurler à l’oreille du voisin. Et c’est nettement moins romantique.

Voilà un peu comment je me sentais il y a quelques temps, dans mon home-studio de fortune, à finir le mastering de mon prochain album  _plus enclin aux ballades guitare-voix qu’à des titres dance-floor. La rue grouille de sons divers : du marteau-piqueur avoisinant, aux hurlements des enfants dans le square d’à côté ; quand un démarrage en trombe de moto ne vient pas recouvrir le tout… Mais finalement c’était peut-être le bon environnement sonore, en vue de confronter une oeuvre intimiste et nuancée à la réalité de ce qui l’attendra, une fois délivrée à son auditoire, souvent citadin, pressé, distrait.

J’ai mis d’autant plus la voix en avant, afin de m’épancher directement à l’oreille du mélomane, sans distance excessive. Les arrangements ne sont désormais qu’un luxe pour écoutes multiples. La nature m’ayant doté d’une tessiture assez grave, je dois d’abord compter sur le timbre si je veux attirer l’attention, et non sur la puissance vocale ou cette prédominance de l’aigu sur la mêlée des autres fréquences. Peut-être que dans 2 ou 3 siècles, ce type de voix ne sera même plus vraiment audible, à cause d’une mutation accélérée de l’ouïe humaine, en réponse à son propre environnement « naturel »… Il me reste encore quelques années devant moi, à défaut de postérité acoustique.

Tout en finalisant cet album, j’ai redécouvert à bon escient le très précieux disque de Beth Gibbons & Rustin man (la chanteuse de Portishead), Out of season, admirable de résistance au formatage de l’époque. Ici, le mastering rend honneur à la dynamique de chaque morceau, ne gomme aucune aspérités. La voix ressort de manière si évidente, si proche… Un contre-exemple sonore parfait, sans passéisme exagéré, visant seulement la justesse des intentions, pour une beauté… fidèle. Merci Beth.